Cher Éric, je te dois cette réponse.
Je te la dois parce que tant de celles et ceux qui sont venus te chercher pour ne pas dire te courtiser lors de la campagne électorale ne t’ont pas répondu. En tout cas pas publiquement.
Je te la dois parce que tant de personnes comme toi, tentent de « faire cité », le versant noble de la politique. Et il n’est pas correct de les ignorer.
Je te la dois enfin parce que je suis têtu en conviction comme en amitié. Et que même si je suis persuadé de ne pas en être le destinataire principal, je m’en sens caution solidaire. Pour les palabres échangées, les coups de fils interminables et les constats partagés.
Alors, parce que je suis socialiste, et que ta lettre menace de se transformer en hurlement sans écho, je m’y risque.
Oui tu as eu raison de t’engager. Oui c’est une expérience passionnante que de tenter de convaincre, de dire à chacun: « cette ville est la vôtre, cette vie aussi, tentons d’en faire quelque chose! ». À Bordeaux, cette expérience n’a pas connu le succès des urnes. Mais elle a levé un espoir. Une dynamique. Et aurait pu faire naître un mouvement. Qu’importe. C’est encore une autre histoire. Mais qui ressemble tant à celle qui te ronge. Tu fais partie de toutes ces personnes qui ne prétendent pas cumuler les mandats. Mais qui dans les faits cumulent les mandales.
« Aujourd’hui, je me demande où vous en en êtes… »
Puisque tu poses la question, où en suis-je ? Je suis tenté de dire un peu orphelin. Orphelin de la capacité à embarquer tout le monde vers une aspiration de progrès. Depuis 2012, on tente juste d’empêcher l’irréparable. Et ce n’est pas une réussite. Juste un pis-aller. Pour ce qui me concerne, il n’y a pas non plus de désillusion: dès 2012, dans mon Parti, j’ai fait le choix d’une vigilance prudente, puis critique. Pas pour le « plaisir » de jouer au gauchiste. Juste pour pouvoir continuer à regarder en face les miens: ceux à qui j’ai dit « le droit de vote des étrangers, on va le faire », « la justice fiscale, on s’y engage »… etc etc… enfin pas tant que cela: nous n’avions que 60 engagements… pas de quoi crier à l’arrivée des chars russes…
Ce gouvernement, qu’en dire… Chaque groupe humain peut dévier, déconner, se tromper. Mais comment en revanche 286+17+16+15+ (soyons fous) 18 parlementaires ont pu accepter collectivement de partir dans ces errements ? Voilà une vraie question. Comment chacun, tous, beaucoup, (trop) peuvent accepter de se transformer de représentant en courtisan du puissant. La nature humaine revient au galop. Et la régulation collective, sous cette forme n’a pas fonctionné. Que cela arrive sous un gouvernement de droite est une catastrophe, que cela arrive sous un gouvernement de gauche est une meurtrissure: car, dans la gauche c’est normalement et avant tout l’émancipation. Pas la capolarisation.
« Pensez vous que la façon dont la France traite les migrants, ces désespérés parmi les désespérés, est conforme aux valeurs qui ont présidé à votre engagement ? »
Les migrants, c’était l’occasion unique, de donner enfin un sens à l’Europe: on allait pouvoir se grandir collectivement grâce à l’Europe. Au lieu de cela, pour de sombres calculs politiciens de triangulation (en lire plus ici), on a eu Léonarda, puis « Les Roms ont vocation à rentrer chez eux » (alors même que les institutions européennes et tous les pays de l’UE sont conjointement responsables de l’amélioration des conditions de vie des citoyens roms de l’UE.), puis l’abandon dans l’eau et sur terre des migrants, puis la déchéance… plaire à la droite pour se prétendre au-dessus de la mêlée.
Chacun des points de ton anaphore (et oui… toi aussi tu es infecté… 😉 ) constitue davantage qu’une rupture des valeurs. C’est plutôt d’un reniement qu’il s’agit. Et c’est terrible. C’est terrible, car c’est une manière explicite de dire: « effectivement, le seul moyen de soigner les maux de notre monde c’est bien le logiciel de la droite. Ce sont eux les pragmatiques, eux les réformistes. Nous ne sommes que de doux rêveurs. Et nous vous avons escroqués durant ces longues années. Ils avaient raison ! «
Alors nous nous sommes battus. Dedans. Dehors. Dans tant de réunions, congrès, conventions. Et tant sont partis. De dépit, de désespoir, de lassitude. Pour ce qui leur restait d’honneur. Et nous nous sommes isolés. Coupés. Suicidés. À quelques-uns nous avons tenté la résistance de l’intérieur. Pourquoi ? Pour ne pas laisser le socialisme à ceux qui revendiquaient de s’en départir.
Et les autres que sont-ils devenus ? Ont-ils été plus efficaces ? Non. Je ne le crois pas. Et nous, avons-nous servi à quelque chose ? Pas sûr. Si ce n’est éviter pire.
Nous y voilà. Le discours actuel des puissants c’est: « avec les autres ce sera pire ». Et le nôtre: « Peut-être avons-nous évité le pire ».
Peut-on imaginer et accepter que la Gauche se résume à la distance au pire… ?
Oui, il y a eu de bonnes décisions. Aussi. Ou si peu, c’est selon.
« Mais pourquoi y en a-t-il aussi de si mauvaises, de si néfastes, de si contraires à ce pourquoi nous nous battons au quotidien ? »
C’est là toute la question. Je côtoie la plupart des responsables socialistes. Ceux qui sont réellement convaincus du bien-fondé de la politique conduite sont très minoritaires. L’immense majorité est plutôt dans ce qu’on appelle le « marais ». Le seul enjeu c’est de se maintenir et pour cela il ne faut pas déplaire au Puissant. Et à ceux qui font croire qu’ils le sont, puissants. Et à chaque niveau ses petites couardises. La nature profonde d’un si grand nombre est d’éternellement être du coté du manche… Alors qu’il n’y a rien de risqué à faire preuve sinon de courage, au moins de cohérence. Mais tu verras, ce seront les mêmes qui cracheront le plus violemment une fois le roi à terre.
Et plus il y a tout autour de nous ces apôtres de la servitude volontaire. Qui laissent la démocratie s’enfuir. C’est toujours ainsi que « s’éteint la liberté, sous une pluie d’applaudissements. » (Star Wars, épisode III : La Revanche des Sith)
Je suis en colère aussi. Parce qu’au sein de Parti Socialiste, nous ne sommes pas parvenus à changer les choses. Éveiller les consciences. Pas plus que dans le reste de la Gauche d’ailleurs. Pourtant je pense d’ailleurs être plus en colère encore à l’encontre de tous ces silencieux qui partagent nos constats, mais attendent les bras ballants. Dans le Parti. Et surtout en dehors. Ils s’en remettant à d’autres. Comme toujours. Le monde ne leur va pas. Mais c’est aux autres de le changer. En général, ceux-là même sur lesquels ils vitupèrent. Ces consommateurs grincheux et insatisfaits de la politique sont persuadés d’être au-dessus des choses du monde et préfèrent laisser aux autres le soin de se salir les mains. Qu’importe, cela ne les empêchera pas de se plaindre.
Mais, parce que moi non plus, je ne suis ni pessimiste, ni décliniste, je me réjouis.
Je me réjouis de voir celles et ceux qui vont aller, 4 semaines à peine après le concours de beauté présidentiel, expliquer qu’en fait, nous avons mal compris, qu’ils étaient en désaccord avec Valls, Macron, Hollande et tutti quanti… qu’ils faut les croire… à ceux-là, je leur dis levez-vous maintenant ! Pas tant pour votre salut que pour votre honneur…
Je me réjouis de cycle des saisons. Et de l’éclosion, le printemps venu, après le morne hiver, des nouvelles fleurs. Mais il nous faut imaginer notre permaculture. Raisonnée et raisonnable. Même si je ne me remets pas dans tant de dégâts, de tant d’absence de réponse à tant d’urgences sociales.
Je me réjouis parce que je sais que ce qu’il adviendra des uns et des autres, de tel ou tel parti, n’obscurcit pas ma réflexion. Ni mon engagement. Je me réjouis parce que collectivement nous sommes un peu plus mûrs (quoique) pour sortir du crétinisme présidentiel. Je me réjouis parce que je ne cherche pas le personnage charismatique qui nous sauvera d’un destin que nous devrions construire et assumer collectivement.
Je me réjouis parce que je sais qu’il y a plein de belles personnes pour y parvenir. Je ne parle pas des pisse-froid dont le seul aboutissement réside dans la disparition de tel parti et de ses militants. Ils savent ce dont ils ne veulent plus, mais n’ont aucun désir pour la fabrication de la suite. Je me réjouis parce que les « bienveillants » savent que nous ne serons jamais de trop. D’où qu’ils viennent.
Et vis-à-vis de toi Éric, et de tous les autres, je me réjouis parce que je sais qu’il nous faudra imaginer, fabriquer, construire, re-construire la prochaine Gauche. Ce sera long. Ce sera pour les suivants. Et si nous ne le faisons pas, personne d’autre ne s’y collera. Mais nous le ferons ensemble.
Alors préparons-nous à la prochaine Gauche. Préparons la prochaine Gauche. Elle est vivante. Et elle grandit. Pour l’heure, il nous faut cultiver notre jardin, l’ami. Et être patients. Mais pas que…